Observatório da emigração (OEm) - Par quel biais avez-vous commencé à vous intéresser aux études des migrations ?
Catherine Wihtol de Wenden (CWW) - Je fais partie d´une génération comme Patrick Weil ou Gérard Noiriel, de gens qui ont contribué à écrire l´histoire de l´immigration en France. Cette histoire existait mais sous forme de bribes et de morceaux à travers les analyses du marché du travail le droit, la sociologie, une série de disciplines mais qui n´étaient jamais reliées ensemble pour parler de l´immigration. C´était un sujet atomisé dans des logiques narratives, aussi bien historiques que géographiques, économiques, sociales. Ce que nous avons fait, notre génération, a été de rassembler tout cela pour créer un sorte de savoir sur le sujet, parce qu´il était épars, diffus, à travers des sujets comme « la classe ouvrière », le droit ou encore les discriminations. Jamais les choses n´étaient mises ensemble.
OEm - J' aimerais revenir sur le thème sur lequel vous avez commencé à travailler dans ce champ, notamment votre thèse de doctorat sur « les Immigrés et la politique ». D´où surgit votre curiosité académique sur ce thème et où en était la France sur cette question ?
CWW - C´était nouveau. En toute modestie, j´ai été l'une des premières à travailler sur ce sujet en science politique en France. Je suis entrée avec ce thème de recherche au CNRS en 1980 et puis il y a eu fort heureusement d'autres politologues qui se sont intéressés à la question migratoire. Parmi mes collègues plus jeunes, ils sont aujourd´hui nombreux et j´en suis tout à fait ravie. C´était un sujet qui n´intéressait pas beaucoup de monde, un sujet social. Mon directeur de thèse, Georges Lavau, était l'un des grands politologues à l´époque. Il s´intéressait essentiellement aux élections, aux groupes de pression, aux partis politiques et pas du tout à la question migratoire qui était un sujet tout à fait marginal qu'il considérait comme sans perspective académique, un sujet sans avenir. Progressivement cette thématique a pris de l´ampleur, ce qui ne veut pas dire le combat soit complètement gagné, parce que ce n´est pas un thème central en science politique, comme beaucoup d'autres thèmes transversaux, du reste. En France comme par ailleurs dans d´autres pays européens on est évalué dans notre discipline, et là on est à cheval sur plusieurs d'entre elles. On est pluridisciplinaire, ce qui est très bien, mais en termes académiques cela signifie ne pas être au centre de la discipline, donc moins bien évalué, moins bien traité que ceux qui travaillent sur des sujets qui sont purement de la science politique comme cela est le cas des élections, des politiques publiques, des institutions comparées, des partis, des syndicats. Ces thèmes sont considérés comme plus centraux dans notre matière. Le choix de mon sujet de thèse s'est fait pendant l´émergence de la question migratoire, à partir des années 1970, avec les premières grèves des sans-papiers en 1972 contre l´arrêt des régularisations des sans-papiers et également les grèves des foyers et les mobilisations au sein des bidonvilles. A l´époque, à partir des années 1970, on commence à résorber les bidonvilles. Il y avait beaucoup de gens qui habitaient dans ces bidonvilles, dont des Portugais. Dans le département 94, du Val-de-Marne, ces gens avaient créé tout un tissu social. Pour eux la résorption du bidonville allait casser tous les liens de solidarité et de militantisme qui avaient parfois été créés dans ces bidonvilles. Il y a eu une grande résistance à la résorption des bidonvilles, puis des grèves dans les foyers, parce qu´il y avait des règles quasi militaires dans ces foyers souvent dirigés par des anciens officiers coloniaux. S'ajoutaient les grèves des sans-papiers contre l´arrêt des régularisations en 1972, la circulaire Marcellin-Fontanet. Un militantisme très fort s´est développé autour de tout cela, où étaient mêlés les Portugais, à cause de la crise du régime de Salazar. J´avais fait mes premières enquêtes en 1974 pour mon troisième cycle à Sciences-Po et je m´étais aperçu que le discours politique était souvent caché derrière un discours social, ce que j´avais appelé la politisation du non-politique. Les thèmes liés au logement et à la question sociale cachaient toute une militance politique qui était tournée à la fois vers la politique française, mais représentaient aussi une façon de s´exprimer contre des régimes autoritaires, comme s´était le cas des Portugais, mais que j´ai aussi retrouvé chez les immigrés espagnols. A l´époque cette posture militante critique était très présente dans les discours des migrants.
OEm - Comment a évolué la « question migratoire » en France ?
CWW - Au cours des années 80 il y a eu une émergence de la politisation du thème de l´immigration, à la fois une politisation des immigrés eux-mêmes, mais aussi de leurs enfants, la deuxième génération. En 1983 a lieu la marche dite des beurs, qui s'intitulait en réalité marche pour l'égalité et contre le racisme, dans un contexte de changement de politique plus respectueuse des droits de l´homme : reconnaissance de la liberté d´association pour les migrants, régularisation des sans-papiers à partir de 82/83. Le début de militance autour de ces questions est devenu une expression politique en tant que telle, avec le thème du droit de vote aux étrangers, l´égalité des droits et la lutte contre les discriminations. En ce moment en France, on avait eu beaucoup d´émeutes dans les banlieues urbaines, à Lyon, en région parisienne, contre les exactions policières. Des mineurs avaient été tués dans la banlieue lyonnaise. C´était aussi la montée du Front National, en 1983, pour la première fois aux élections municipales, en même temps qu'un début de militantisme autour de cette question, ce qui a donné lieu à la création de SOS Racisme et de France Plus, nés en 1985. Il y a eu donc une politisation de la question de l´immigration dans le débat public : politisation des acteurs, migrants et deuxième génération, politisation dans l´espace public et ensuite un virage à droite en 1986. C´est le début des charters de Charles Pasqua, Ministre de l'Intérieur à deux reprises, qui instaure une législation beaucoup plus restrictive sur l´immigration à partir de 1986.
Après cette politisation, on assiste à une alternance de politiques migratoires qui dépendent des majorités nouvelles qui se succèdent au pouvoir. En 1989 on est à gauche, en 1993 on est à nouveau à droite et ainsi de suite. Cette politisation de la question migratoire s'inscrit après une période où il n´y a eu aucune loi concernant l'immigration entre 1945 et 1980. Ensuite une floraison de textes législatifs a émergé sur la question migratoire, chaque ministre voulant donner sa couleur sur la politique de l´immigration. De cette très forte politisation de ce thème on n'est pas sorti, puis qu´aujourd´hui on est face à une montée du Front National considérable, devenu l´arbitre de la politique française, des élections régionales en 2015 et des élections présidentielles en 2017. Ceci conduit surtout à une sorte d´alignement des majorités au pouvoir de gauche et de droite sur l´idée qu´il faut faire plaisir au discours majoritaire caractérisé par sa frilosité et par le tout sécuritaire. L´objectif n´est plus faire une bonne politique de l´immigration, mais de faire une politique qui corresponde aux sondages et à l´opinion publique. On baigne dans une intense politisation du sujet aujourd´hui avec assez peu de place faite au discours économique, aux discours des droits de l´homme, au respect des droits tout court. On n'est pas sorti de ce contexte depuis maintenant 30 ans.
OEm - Comment s´explique l´absence de la question migratoire pendant aussi longtemps en France?
CWW - C´était un sujet technique. Aujourd´hui c´est surtout le Ministère de l´Intérieur qui s´occupe des questions d'immigration. A Bruxelles aussi, il ne faut pas l´oublier, le tournant a été le passage des questions d'immigration du troisième pilier au premier pilier du traité d´Amsterdam de 1997. Auparavant on était dans une approche plutôt technicienne, les migrations étaient surtout un sujet social, un sujet de marché du travail, un sujet de gestion de la main-d´œuvre, des questions techniques telles que comment répondre au manque de main-d´œuvre. C´était le Ministère des Affaires Sociales ou du travail qui s´occupait des questions migratoires et depuis c´est le Ministère de l´intérieur depuis le début des années 2000. Même la question des réfugiés appartient maintenant à la compétence du Ministère de l´intérieur, indiquant une approche beaucoup plus sécuritaire. C´est ce premier élément qui joue dans la matière et qui s'accompagne du fait que la migration du travail aujourd´hui n´est pas l´essentiel des flux migratoires ni en Europe ni en France. Aujourd´hui l´essentiel des flux c´est le regroupement familial, c´est la demande d´Asile, c´est les étudiants. La question du travail n´est qu´une partie réduite, environ 15%, des entrées aujourd´hui en France, ce n´est pas central. Aujourd´hui on est dans une logique de contrôle des frontières, d´approche sécuritaire, de lutte contre le terrorisme. On n'est plus du tout dans la logique migratoire des années 70.
OEm - Dans votre trajectoire académique vous arrivez à la notion de frontière, est-ce que c´est dans la continuité de vos premiers travaux ?
CWW - Oui, parce qu´après avoir étudié les questions d'immigration en France, j´ai travaillé avec Rémy Leveau , un politologue spécialiste du monde arabe, sur les questions d´islam et de citoyenneté, pendant 22 ans, ce qui m´a amené à réfléchir aux questions de discrimination, mais aussi au vécu de la nationalité et de la citoyenneté en référence à l´Islam. Il est décédé en 2005. Ensuite je me suis intéressée aux aspects comparatifs européens, à la construction de la politique européenne de l´immigration, aux nouveaux flux migratoires, au Sud et à l´Est de l'Europe et à la dimension mondialisée de l´immigration. J´ai écrit plusieurs ouvrages là-dessus, un Atlas mondial des migrations qui a fait l'objet de trois éditions et la 4ème bientôt pour avril 2016 chez « Autrement ». J´ai aussi écrit d´autres ouvrages sur la dimension global des flux, dans un contexte d´interdépendance, c´est-à-dire qu´on ne peut pas isoler les migrations des questions de développement, des questions économiques, des phénomènes de mobilité régionale dans le monde. Tout est lié. J´ai aussi essayé de poser la question migratoire en termes de relations internationales. C'est comme cela que je me suis intéressée aux frontières, qui sont au cœur des relations internationales, parce que les frontières sont les bornes des Etats Nation. J´ai d´ailleurs fait une exposition là-dessus au musée de l´immigration qui dure depuis le 9 novembre 2015 jusqu'au 30 mai 2016. Cette exposition s´intéresse à la fois à la construction des murs dans le monde mais aussi au côté dérisoire de certaines frontières aujourd'hui disparues fort heureusement, comme par exemple le mur de Berlin. La construction de nouvelles frontières en Méditerranée qui a longtemps été plutôt un lieu de passage, de dialogue, de rencontre, en fait un lieu de fracture parce que c´est là que passe la frontière extérieure de l´Union Européenne, du fait de l'extrême mobilité du monde. C´est une région de bornage, du Sud vers le Nord, de l´Afrique vers l´Europe, du Proche et Moyen Orient vers l´Europe. Aujourd´hui beaucoup de réflexions sur les migrations se concentrent sur l´espace euro-méditerranéen et rendent encore plus cruciale la question des frontières. On compte 30 000 morts en Méditerranée entre 2000 e 2015, environ 3000 depuis le 1er janvier 2015. Aujourd´hui la Méditerranée est traversée par les migrations, mais aussi traversée par le contrôle de frontières.
OEm - Pouvez-vous nous parler un peu plus de l´Atlas. De quand date la première édition ?
CWW - La première édition d'Autrement parait en 2005, puis une nouvelle édition en 2009, puis en 2012, traduite également en Italien, et maintenant je suis en train de travailler sur la nouvelle édition qui paraitra en 2016. C´est celui de mes livres qui a eu le plus de succès, car il n´y avait jamais eu auparavant d'Atlas mondial des migrations. Il y a maintenant un Atlas en Anglais réalisé par Russel King, à Oxford, et un Atlas européen des migrations d'Olivier Clochard, réalisé par l'équipe Migreurope. En France il y a eu beaucoup d´autres Atlas mondiaux sur d´autres sujets, comme l' Atlas des questions environnementales qui inclut l´immigration, à sortir aux Presses de Sciences Po en 2016. Mon Atlas a eu beaucoup d´écho en termes surtout pédagogiques. Depuis sa création j´ai vendu 15 000 exemplaires de cet Atlas. Ce succès est aussi dû à son prix plutôt modeste, c´est un Atlas à 17 euros. Pour l´instant il a une longue vie, et j´en suis tout à fait enchantée.
& nbsp;
OEm - Quel est le profil des migrants des nouveaux systèmes migratoires ? Depuis la première édition jusqu´à aujourd´hui il y a eu un grand changement ou une évolution de ces flux migratoires ?
CWW - Oui, parce que il y a eu d´une part les arrivées des refugiés des révolutions arabes, même s´il n´étaient pas très nombreux au début, sauf dans le cas de la Syrie. Cela a affecté la façon dont les pays d´immigration géraient les politiques migratoires, avec le système de Schengen mais aussi les accords bilatéraux avec les pays du Sud. Ces accords misaient sur la stabilité des pays du Sud ; avec les révolutions arabes les interlocuteurs traditionnels des pays européens ont disparus. Par exemple la Lybie et la Tunisie étaient des pays avec lesquels on avait conclu beaucoup d´accords bilatéraux de contrôle des frontières. Ces pays sont devenus depuis des terrains instables. Il y a eu beaucoup d´arrivées à cette période, venant de pays sub-sahariens qui n'étaient plus arrêtés par ces pays du Maghreb qui faisaient figure de filtres. Et puis la Syrie, où quatre millions de personnes ont quitté la Syrie. On est donc dans un contexte qui a complètement changé depuis 2005 en la matière, avec de nouvelles questions comme les déplacés environnementaux, des flux qui sont devenus tout à fait cruciaux, et puis des thématiques nouvelles ont été introduites, comme le tourisme international, et l´importance des migrations vers le sud. Au contraire de 2005, aujourd´hui il a autant de migrants qui vont vers le sud que vers le nord de la planète. Cette migration Nord - Sud et surtout Sud-Sud s´est beaucoup développée non seulement avec le tourisme mais aussi avec le travail. Le Sud attire grâce aux pays émergents et à cause de la crise dans les pays du Nord. En prolongement du tourisme international, les plus âgés s´installent dans le Sud. C´est ce phénomène qu´on appelle souvent « les séniors au soleil ».
OEm - Il y a eu également une évolution concernant les transferts de fonds ?
CWW - De plus en plus il y a des transferts de fonds vers le Sud grâce aux migrations. Aujourd´hui on est à 500 milliards de dollars envoyés par les migrants dans les pays d´origine. Cette somme représente plus de trois fois l´aide publique au développement. Aujourd´hui les pays du Sud n´ont pas intérêt à voir arrêter l´immigration parce qu´ils en sont dépendants en terme de stabilité politique de leur pays mais aussi en termes de développement humain. La migration rapporte aux régions de départs et aux familles de départ, peut-être pas au développement national des pays du Sud, mais en développement humain (plus d´argent pour les familles, plus de consommation, plus d´électricité, meilleure scolarisation des enfants et meilleure santé). Les transferts de fonds, c´est du développement humain tout court qui va directement dans les villages et dans les familles. Cela signifie aussi que c´est de l´argent qui n´est pas détourné par les chefs de l´État ce qui peut arriver lorsque l'aide va d´État à État comme c´était le cas auparavant.
OEm - Il y a aussi, du point de vue du Nord, la question démographique ?
CWW - Oui, absolument. La migration contribue à la croissance de la population. Mais elle ne permet pas de lutter contre le vieillissement, car les immigrés vieillissent aussi. L´Europe doit la croissance de sa population à la migration, comme les Etats Unis. Sans la migration on aurait une population stable et éventuellement un déclin en Europe.
OEm - Ces différents aspects me conduisent à vos livres « Faut-il ouvrir les frontières » et «Le droit d´émigrer »... Ce sont deux livres avec un engagement très clair, celui de contester le « dogme des frontières. Pouvez-vous nous en parler plus ?
CWW - Ce sont deux livres très actuels. Pour « Faut-il ouvrir les frontières » j´ai fait une deuxième édition en 2014. Je l´ai complètement réécrit parce que la première version datait déjà de 1999, mais la thématique est toujours d´actualité, malgré l´arrivée des refugiés. Pourquoi a-t-on tant de demandeurs d'asile? Parce qu'on a des flux dits mixtes pour lesquels les migrations de travail ou de regroupement familial ont été de plus en plus restreintes. On a exigé des critères de plus en plus stricts pour le regroupement familial et il est difficile pour un non européen d´entrer sur le marché de travail européen. Si c´était plus facile, un tas de gens ne demanderaient pas l´asile. Les Portugais des années 70 auraient pu pour certains demander l´asile, parce qu´ils étaient en délicatesse avec le régime de Salazar ou parce qu´ils fuyaient le service militaire, alors qu´ils sont entrés comme migration économique. Ils savaient que même s´ils étaient entrés de façon irrégulière à travers les Pyrénées, ils étaient d´abord migrants économiques en situation irrégulière. Ensuite ils se faisaient facilement régulariser. Ils n´avaient pas besoin de passer par l´asile. Aujourd´hui pour beaucoup de ceux qui viennent des pays d´Afrique s´ils n'entrent pas par l´asile ils n´ont aucune chance de pouvoir se maintenir sur le territoire, parce qu´il est difficile pour eux d´entrer sur le marché du travail, ce qui n´était pas le cas pour les Portugais des années 70. Ces flux mixtes, ce sont des gens qui entrent parce qu´il sont chassés par les crises et les conflits tout en étant des migrants économiques, mais ils ne sont pas infondés non plus à demander l´asile parce qu´ils viennent de pays pauvres et mal gouvernés. L´asile souvent leur est refusé, mais ils le tentent aussi parce qu´entrer en demandant d´asile est une des seules façons d´entrer légalement sans visa.
OEm - Quant à votre petit livre « Le droit d´émigrer », j´aimerais vous demander ce que vous pensez de ce paradoxe de sociétés démocratiques qui établissent le droit de sortie mais pas le droit d´entrée avec les inégalités qui en résultent.
CWW - On est dans un système où il y a eu depuis les années 1990 une généralisation de sortie, mais une grande difficulté de droit d´entrée. On est dans une situation inverse de celle qu´on avait auparavant, jusqu´à la guerre de 1914, mais aussi dans les années 60, où il était difficile de sortir de chez soi. C´était le cas pour les Portugais, avec le régime de Salazar, mais aussi par ailleurs en Espagne, alors qu´il était facile d´entrer. Aujourd´hui il est facile de sortir mais difficile d´entrer. Il y a une inversion de la logique migratoire avec une généralisation du droit de sortie qui s´est appuyé sur toute une série de textes internationaux, comme la Déclaration Universelle des Droits de l´Homme de 1948 qui dit que tout homme a le droit de quitter un pays, y compris le sien, sur la Convention sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leur familles des Nations Unis de 1990, qui énonce les droits minimaux qu´il faut donner aux migrants si l´on signe la Convention. 48 Etats pour l´instant sont signataires de cette Convention, tous des pays du Sud. Aucun pays du Nord n´a signé cette Convention, parce qu´ils ne reconnaissent pas certains droit aux sans-papiers. Sigmund Baumann, par exemple, dit que le monde est fluide et qu´il faut revenir à Kant pour s´inscrire dans cette mondialisation universelle du droit de migrer. Toute une série de textes viennent corroborer la dimension juridique et philosophique du droit de sortie et en même temps il y a une grande inégalité de droits selon le pays où l'on est né. Une des plus grandes inégalités modernes réside dans le droit de migrer. Il commence à émerger comme Droit de l´Homme pour le XXIème siècle, parce que pour beaucoup c'est devenu une sorte d´obsession de partir de chez soi. Les jeunes qui veulent réaliser leurs projets sont prêts à mourir ou à payer beaucoup d´argent pour migrer. C´est un droit émergent très important pour le XXIème siècle et c´est un facteur de développement humain, comme l´a montré le rapport du PNUD ( le programme des Nations Unis pour le développement) de 2009. On est donc dans une contradiction et le droit de migrer est très inégalement réparti. Par exemple si vous êtes Finlandais, Suisse ou Britannique vous êtes les premiers pays du monde à pouvoir circuler facilement, parce que vous pouvez entrer en 173 pays sans visa. Si vous êtes Danois, Allemand, Luxembourgeois vous êtes 4ème car vous pouvez entrer en 172 pays sans visa. Si vous êtes Portugais vous êtes 11ème parce que vous pouvez entrer librement dans 170 pays sans visa. Si vous êtes Angolais, Iranien ou Birman vous êtes 181ème et vous ne pouvez entrer que dans 40 pays. On voit les inégalités des pays du monde qui sont en queue de liste. Les pays africains c´est là où il y a les plus grandes inégalités en la matière, ce qui explique l´importance du trafic de migrations irrégulières, les passeurs, etc. Plus on ferme les frontières, plus on accroit le trafic des gens qui veulent transgresser cette législation liée au pays où on est nés.
OEm - A l´intérieur de la nationalité il y a aussi les inégalités économiques...
CWW - Bien sûr, les riches des pays pauvres peuvent souvent sortir légalement, soit parce qu´ils entrent dans la catégorie des qualifiés ou très qualifiés, soit parce qu´ils peuvent entrer comme étudiants, ou encore parce qu´ils apportent un capital important. Aujourd´hui dans plusieurs pays du monde vous pouvez avoir un titre de séjour selon l´argent que vous investissez dans le pays d´accueil. Donc, si vous êtes riches d´un pays pauvre vous pouvez migrer légalement, alors que si vous êtes moins riche dans pays pauvre vous aurez moins de chance d´entrer légalement dans les pays d´accueil. Là il y a une très grande inégalité qui est liée au pays de naissance.
OEm - L´actualité des différentes mobilités nourrit votre travail depuis toujours dans votre trajectoire en sciences politique. L´actuel « drame » des refugiés en Europe renforce votre ligne de travail ?
CWW - J´ai été très sollicitée par la presse sur ce sujet, parce qu´on a eu des arrivées sans précédent de demandeurs d'asile depuis l´été 2015 jusqu´à aujourd´hui avec plusieurs contradictions. D´une part on a eu l´appel de Monsieur Juncker, Président de la Commission européenne sur le partage solidaire entre les membres de l´Union Européenne : 120 000 à accueillir, plus les 40 000 qui n´ont pas été acceptés au mois de juin par les Etats, donc 160000 personnes à partager par les pays européens. Beaucoup de pays de l'ouest ont accepté de les accueillir, mais sans enthousiasme. Les pays de l´Est ont dit qu'ils n´étaient pas prêts et qu´ils ne voulaient pas d'une disposition permanente et obligatoire de partage du fardeau, même s´ils doivent le faire d'après la Commission Européenne. On a vu apparaitre une première ligne de fracture, ensuite depuis le 13 novembre en France mais pas seulement, en Belgique aussi, la question « faut-il continuer à accueillir des réfugiés dans un contexte de terrorisme international ? » a introduit une autre réticence. Le débat s´est fait autour de la question des réfugiés syriens en traitement rapide de leur demande, mais sans laisser les portes ouvertes au terrorisme. Une carte d´identité syrienne a été retrouvée au stade de France, ce qui a fait dire : « si on ouvre les frontières un peu plus aux Syriens, cela peut être un facteur d´appel aux terroristes internationaux qui profitent de l´aubaine ». En fait, rien n´est moins sûr, parce qu'ils ont pu effectivement utiliser des passeports syriens pour paraitre inaperçus, mais la plupart des terroristes sont des nationaux qui opèrent dans leur pays, parce que les organisations terroristes généralement ne prennent pas le risque de faire entrer des sans-papiers qui pourraient être repérables pour faire commettre des actes terroristes. En fait, ce sont plutôt des Français qui ont commis leurs méfaits en France, des Belges qui préparaient des choses en Belgique, mais dans l´ensemble ce sont des nationaux tout à fait en situation régulière qui vont ou qui ont déjà perpétré des massacres. Cette situation ne date pas du 13 novembre, mais depuis les années 95 quand la France a commencé à être la cible de attentats de ce genre. Donc, c´est un faux débat, à mon sens : ce n´est pas parce qu´il y a eu des drames terroristes qu´il faut arrêter d´accueillir des réfugiés. Il en va de même en Allemagne, après les agressions contre les femmes à Cologne. Il faut que l´Europe joue ses valeurs en développant l´accueil des réfugiés et continue à le faire parce que sinon il n´y aura plus d´identité européenne faute de solidarité européenne. Les valeurs de droits de l´homme sur lesquelles est fondée l´Union Européenne risquent d´être fortement mises en échec si l´Europe se révèle incapable d´accueillir les réfugiés.
OEm - Quels sont les conséquences de ces attentats sur les perceptions et la façon de penser des populations locales sur les nouveaux arrivants ?
CWW - Je pense que cela a un peu brouillé les pistes mais pas tant que ça en réalité. Le Front National a dit qu´ouvrir les frontières signifiait ouvrir la porte au terrorisme mais ce discours n'a pas été tellement repris dans la presse ni dans les débats. Les gens font bien la différence. Les associations qui accueillent les réfugiés n´ont pas cessé de militer et de s´occuper de l´accueil au quotidien avant et après les attentats terroristes. Le discours officiel n´a pas repris à son compte le thème du lien entre ouvrir les frontières aux Syriens et aux Iraquiens et faire entrer le terrorisme international. Cela n´a pas eu un grand impact en réalité et on continue d´accueillir, dans des conditions qui peuvent être jugées frileuses (traitement rapide de la demande de statut de réfugié). A Callais, vivent dehors 6 000 personnes, mais on continue d'accueillir. Durant la COP 21, on a fermé les frontières en application d´un code Schengen qui autorise à le faire en période de crise. On a donc une politique à double tranchant en la matière.
OEm - Dans le durcissement de la fermeture des frontières, la distinction à faire entre réfugiés et immigrants ou la petite ouverture aux réfugiés ne sont-elles pas en train de justifier le renforcement des frontières ?
CWW - C´est le risque. Le risque est effectivement qu´on ouvre aux Syriens, en disant qu'ils s'agit de classes moyennes qui ne cherchent qu´à entrer sur le marché de travail, plutôt qualifiés et puis qu'on oublie un peu le reste, c´est-à-dire la poursuite des politiques d´asile à l´égard des autres nationalités, notamment les Africains. Des amalgames qui ont répandu l´idée que d´un côté il y a les bons réfugiés et de l´autre les mauvais migrants. C´est un débat qui a été lancé au mois de Septembre. Derrière les bons réfugiés, il y aurait les blancs du Proche Orient et puis les mauvais seraient les Africains suspectés d'être des tricheurs, soit des migrants tout court. Donc ce n´est pas parce qu´on accueille des Syriens qu´on doit cesser d´accueillir les autres, qui n´ont pas moins de raisons de demander l´asile depuis qu´on accueille les Syriens. Il ne faut pas oublier ces autres migrants qui ne bénéficient pas du traitement rapide dont bénéficient les Syriens aujourd´hui.
[Entrevista realizada em Paris, 4 de Janeiro de 2016]
Como citar |
|